7

Dans la

pénombre qui enveloppe la terre juste après le coucher du soleil mais avant que

ne tombe vraiment l’obscurité, durant une de ces rares minutes que les

cinéastes appellent “l’heure magique”, Vic Palfrey sortit du délire verdâtre où

il avait sombré pour un bref instant de lucidité.

Je suis en train de mourir,

pensa-t-il, et les mots résonnèrent étrangement dans sa tête, comme s’il les

avait prononcés à haute voix.

Il regarda autour de lui et vit

un lit d’hôpital dont le haut était relevé pour empêcher ses poumons de se

noyer dans leurs mucosités. Il était solidement attaché avec des sangles et les

côtés du lit étaient remontés. J’ai dû prendre une bonne raclée, pensa-t-il

presque amusé. Jai dû me battre avec les flics. Et puis enfin :

est-ce que je suis ?

Il avait une bavette autour du cou,

couverte de mucosités sèches. Il avait mal à la tête. D’étranges idées lui

traversaient l’esprit. Il savait qu’il avait déliré… et qu’il allait bientôt

recommencer. Il était malade. Non, il ne commençait pas à aller mieux. Ce n’était

qu’un instant de répit.

Il posa le poignet contre son

front et le retira en faisant une grimace. Comme s’il avait touché un rond de

cuisinière électrique. Pour brûler, il brûlait. Et il était plein de tubes. Deux

petits tubes transparents lui sortaient du nez. Un autre serpentait sous le

drap, jusqu’à une bouteille posée par terre. Pas besoin d’être Einstein pour

savoir où était planté l’autre bout. Deux flacons étaient accrochés à côté du

lit. Deux tubes en sortaient et faisaient un Y qui se terminait dans son bras, juste

sous le coude. Goutte-à-goutte.

C’est déjà pas mal comme ça, pensa-t-il.

Mais il y avait aussi des fils électriques. Sur son crâne. Sa poitrine. Son

bras gauche. Un autre qui semblait collé sur son foutu nombril. Et par-dessus

le marché, il avait bien l’impression qu’on lui avait planté quelque chose dans

le cul. Qu’est-ce que ça pouvait bien être, bon Dieu ? Un radar à merde ?

– Hé !

Il avait voulu pousser un cri d’indignation.

Mais ce qui sortit ne fut que l’humble murmure d’un homme très malade. Un bruit

noyé dans ces mucosités qui semblaient vouloir l’étouffer.

Maman, est-ce que George a

rentré le cheval ?

Encore le délire. Une idée folle

qui filait à travers sa tête comme un météore. Il avait failli s’y laisser

prendre. Il n’allait pas longtemps garder sa tête. L’idée le remplit de terreur.

Il regarda ses bras squelettiques. Il avait bien perdu quinze kilos. Et il n’était

déjà pas bien gros. Ce… ce machin-là… allait le tuer. L’idée qu’il puisse

mourir en balbutiant des insanités comme un vieillard sénile le terrifia.

George est allé voir sa

fiancée. Tu rentres le cheval Vic, et tu lui donnes son avoine, comme un bon

garçon.

C’est pas mon travail.

Victor, sois gentil avec ta

maman.

Je suis gentil. Mais c’est pas…

Il faut être gentil avec ta

maman. Maman a la grippe.

Non, maman, c’est pas la

grippe. C’est la tuberculose, et elle va te tuer. En 1947. Et George va mourir

six jours après son arrivée en Corée, juste le temps d’envoyer une lettre, et

puis bang bang bang. George est…

Vic il faut que tu m’aides, rentre

le cheval, et plus de discussion.

C’est moi qui ai la

grippe, pas elle, murmura-t-il en refaisant surface. C’est moi.

Il regardait la porte et trouva

qu’elle avait l’air bien bizarre, même pour un hôpital. Une porte arrondie aux

angles, entourée de rivets. Le bas arrivait bien à quinze centimètres du

carrelage. Même un menuisier minable comme Vic Palfrey aurait pu

(Donne-moi l’album, Vic, tu l’as

eu assez longtemps)

(Maman, il m’a pris mon album !

Rends-le-moi ! Rends-le !)

faire mieux que ça. C’était

(acier)

Quelque chose alluma une petite

lumière dans sa tête et Vic essaya de s’asseoir pour mieux voir la porte. Oui, c’était

ça. C’était bien ça. Une porte d’acier. Pourquoi se trouvait-il dans un hôpital,

derrière une porte d’acier ? Qu’était-il arrivé ? Est-ce qu’il était

vraiment en train de mourir ? Est-ce qu’il ferait mieux de faire ses

dernières prières ? Mon Dieu, qu’est-ce qui était arrivé ? Il

essayait désespérément de percer l’épais brouillard gris où il se noyait, mais

il n’entendait que des voix, lointaines, des voix qu’il ne reconnaissait pas.

Et moi, voilà ce que je vous

dis… ils n’ont qu’à dire merde… merde à l’inflation…

Hap ? tu ferais mieux de

couper tes pompes.

(Hap ? Bill

Hapscomb ? Qui c’est ? Je connais ce nom)

Nom de Dieu…

Plus morts que ça, j’ai jamais

vu…

Donne-moi la main, je vais te

tirer de là…

Donne-moi l’album, Vic tu l’as

eu…

C’est alors que le soleil s’enfonça

suffisamment sous l’horizon pour que se déclenche un circuit photoélectrique. La

lumière s’alluma dans la chambre de Vic. Et il vit une rangée de visages

sévères qui l’observaient derrière un double vitrage. Il hurla pensant d’abord

que ces gens étaient ceux qui parlaient tout à l’heure dans sa tête. Une des

silhouettes, un homme en blouse blanche de médecin, fit un geste à quelqu’un

que Vic ne pouvait voir, mais Vic avait déjà surmonté sa frayeur. Il était trop

faible pour avoir peur bien longtemps. Mais la terreur soudaine qui s’était

emparée de lui avec l’explosion silencieuse de la lumière et ces visages qui l’observaient

(comme un jury de fantômes dans leurs blouses blanches) avait chassé les nuages

qui l’empêchaient de penser. Il savait maintenant où il était. Atlanta. Atlanta,

en Géorgie. Ils étaient venus l’emmener – lui, Hap, Norm, la femme de Norm, les

enfants de Norm. Ils avaient pris aussi Hank Carmichael. Stu Redman. Et combien

d’autres ? Vic avait eu peur et il s’était mis en colère. Bien sûr qu’il

avait un rhume bien sûr qu’il éternuait. Mais il n’avait certainement pas le

choléra, ou ce machin qu’avaient attrapé le pauvre Campion et sa famille. Il

faisait un peu de fièvre aussi. Et il se souvenait que Norm Bruett avait

trébuché et qu’il avait fallu l’aider à monter dans l’avion. Sa femme avait

peur, elle pleurait. Et le petit Bobby Bruett pleurait lui aussi – et il

toussait. Une drôle de toux comme le croup. L’avion s’était posé sur le petit terrain

de Braintree, mais pour sortir d’Arnette, ils avaient dû franchir un barrage

sur la nationale 93. Des types étaient en train de dérouler des barbelés… des

barbelés en plein désert…

Un voyant rouge se mit à

clignoter au-dessus de la drôle de porte. Une sorte de sifflement, un ronronnement

de pompe, puis la porte s’ouvrit. L’homme qui entra portait une énorme

combinaison blanche, comme un astronaute. Derrière la visière de son casque, la

tête de l’homme ballottait comme un ballon dans une capsule. Il portait des

bouteilles d’air comprimé sur le dos et, lorsqu’il parla, sa voix métallique et

hachée n’avait pas grand-chose d’une voix humaine. Elle aurait pu sortir d’un

de ces jeux électroniques, comme celui qui disait “Essayez encore, astronaute”

quand vous manquiez votre coup.

– Comment vous sentez-vous, monsieur

Palfrey ? grésilla la voix.

Mais Vic ne put répondre. Vic

était reparti dans les vertes profondeurs. C’était sa maman qu’il voyait

derrière la visière de la combinaison blanche. Maman était habillée en blanc

quand papa les avait emmenés, lui et George, pour la voir une dernière fois au

sanatorium. Elle était partie au sanatorium pour que les autres dans la famille

n’attrapent pas ce qu’elle avait. La tuberculose, ça s’attrapait. On en mourait.

Il parlait à sa maman… lui disait

qu’il serait gentil et qu’il rentrerait le cheval… lui disait que George avait

pris son album… lui demandait si elle allait mieux… si elle allait bientôt

rentrer… et l’homme à la combinaison blanche lui fit une piqûre. Il plongea encore

plus profond dans son délire et ses paroles devinrent incohérentes. L’homme à

la combinaison blanche tourna la tête vers les visages alignés derrière le double

vitrage et hocha la tête.

D’un mouvement du menton, il

poussa l’interrupteur de l’interphone dans son casque :

– Si ça ne marche pas, il

sera parti avant minuit.

Pour Vic Palfrey, l’heure magique

était terminée.

– Retroussez

votre manche, monsieur Redman, dit la jolie infirmière aux cheveux noirs. J’en

ai pour une minute.

Elle tenait le brassard du

tensiomètre dans sa main gantée et lui souriait derrière son masque de

plastique, comme s’ils partageaient un secret fort amusant.

– Non, répondit Stu.

Le sourire s’estompa un peu.

– Je veux seulement prendre

votre tension. J’en ai pour une minute.

– Non.

– Ce sont les ordres du

docteur, dit-elle d’une voix nettement plus sèche. S’il vous plaît.

– Si ce sont les ordres du

docteur, je veux lui parler.

– Il est occupé en ce moment.

S’il vous plaît…

– Je vais l’attendre, répondit

Stu calmement sans faire le geste de déboutonner le poignet de sa chemise.

– Je fais mon travail vous

savez. Vous ne voulez pas m’attirer des ennuis ? fit-elle, cette fois avec

un sourire désarmant. Laissez-moi…

– Non. Allez leur dire. Ils

vont bien finir par envoyer quelqu’un.

Contrariée, l’infirmière s’avança

vers la porte et glissa une clé carrée dans la serrure. La pompe se mit à

ronronner et la porte s’ouvrit en sifflant. L’infirmière sortit. Avant que la

porte se referme derrière elle, elle lança un regard réprobateur à Stu qui la

dévisagea d’un air parfaitement innocent.

Quand la porte se referma, il se

leva et s’approcha de la fenêtre – double vitrage, des barreaux à l’extérieur –

mais il faisait complètement noir et on ne voyait rien. Il revint s’asseoir. Il

portait des jeans délavés, une chemise à carreaux et des bottes brunes dont les

coutures commençaient à fatiguer. Il passa la main sur son visage et fit la

grimace. Ils ne l’autorisaient pas à se raser, et sa barbe poussait vite.

Les examens ne le dérangeaient

pas. Ce qui le dérangeait, c’était qu’on le laisse dans le noir, avec sa peur. Il

n’était pas malade, au moins pas encore mais il avait affreusement peur. C’était

l’écran de fumée par ici, et il n’était plus d’accord pour jouer à ce petit jeu,

tant qu’on ne lui dirait pas ce qui s’était passé à Arnette, ce que Campion

avait à voir là-dedans. Au moins, il saurait alors pourquoi il avait peur.

Ils s’attendaient à ce qu’il pose

la question plus tôt. Stu l’avait vu dans leurs yeux. On vous cachait toujours

quelque chose dans ces hôpitaux. Quatre ans plus tôt, sa femme était morte d’un

cancer, à vingt-sept ans. L’utérus d’abord, et puis la maladie s’était propagée

partout, comme un feu de broussailles. Stu les avait vus éviter ses questions, changer

de sujet ou lui répondre avec de longues phrases bourrées de mots techniques. C’est

pour cette raison que cette fois-ci il ne leur avait pas posé de questions. Et

il voyait bien que son silence les avait dérangés. Maintenant, le moment était

venu de les interroger, et ils allaient lui répondre avec des mots tout simples.

Il pouvait remplir tout seul

certains blancs dans cette histoire. Campion, sa femme et la petite avaient

attrapé une sale maladie. Comme une grippe ou un rhume des foins, mais une

maladie qui ne faisait qu’empirer, sans doute jusqu’à ce que vous creviez dans

votre morve, ou que la fièvre vous fasse sauter le caisson. Et c’était très

contagieux.

Ils étaient venus le chercher

dans l’après-midi du 17, il y avait deux jours. Quatre types de l’armée et un

médecin. Polis, mais fermes. Pas question de refuser l’invitation-les quatre

militaires étaient armés. Et c’était alors que Stu Redman avait commencé à

avoir vraiment peur.

On les avait emmenés au terrain

de Braintree – une vraie caravane. Stu avait fait le trajet avec Vic Palfrey, Hap,

les Bruett, Hank Carmichael et sa femme, plus deux sous-officiers. Tous dans

une station-wagon de l’armée. Et les militaires n’avaient pas desserré les

dents, même pas quand Lila Bruett avait eu sa crise d’hystérie.

Les autres stations-wagons

étaient pleines à craquer elles aussi. Stu n’avait pas reconnu tout le monde, mais

il avait vu les cinq Hodges, et aussi Chris Ortega frère de Carlos, le chauffeur

de l’ambulance. Chris était barman à l’Indian Head. Il avait vu aussi Parker

Nason et sa femme, les deux vieux qui vivaient dans une caravane près de chez

lui. Stu avait compris qu’ils ramassaient tous ceux qui s’étaient trouvés dans

la station-service et tous ceux à qui ils avaient parlé depuis que Campion

avait démoli les pompes.

À la sortie de la ville, deux

camions kaki bloquaient la route. Stu avait deviné que les autres routes

devaient être barrées elles aussi. Des types déroulaient des barbelés et, quand

la ville serait bouclée, ils posteraient sans doute des sentinelles.

Alors, c’était grave. Extrêmement

grave.

Assis sur sa chaise, à côté du

lit qu’il n’avait pas eu à utiliser, il attendait patiemment que l’infirmière

revienne avec quelqu’un. Le premier serait probablement un sous-fifre. Et il

faudrait peut-être qu’il attende jusqu’au matin pour qu’ils finissent par lui

envoyer un responsable, quelqu’un qui puisse lui dire ce qu’il devait savoir. Mais

il pouvait attendre. La patience avait toujours été le fort de Stuart Redman.

Pour s’occuper, il se mit à

réfléchir à l’état de ceux qui avaient fait le trajet avec lui dans la

station-wagon. Norm était le seul visiblement malade. Il toussait, crachait

beaucoup, avait de la fièvre. Les autres semblaient avoir un rhume, plus ou

moins fort. Luke Bruett éternuait. Lila Bruett et Vic Palfrey toussaient un peu.

Hap avait le nez qui coulait et il se mouchait tout le temps. Pas tellement

différent du temps où il était à la maternelle quand au moins les deux tiers

des enfants semblaient avoir attrapé quelque chose.

Mais ce qui lui avait fait

vraiment peur – peut-être n’était-ce qu’une coïncidence – c’était qu’au moment

où ils arrivaient sur le terrain, le chauffeur de l’armée avait lâché trois

éternuements retentissants. Une coïncidence, sans doute. Dans cette région du

Texas, le mois de juin n’était pas une époque facile pour les gens qui souffraient

d’allergies. Ou peut-être le chauffeur venait-il d’attraper tout bêtement un

rhume, au lieu de cette merde. Stu voulait le croire. Parce que quelque chose

qui pouvait s’attraper si rapidement…

Les militaires étaient montés

dans l’avion avec eux. Muets comme des carpes, sauf pour leur dire où ils

allaient. À Atlanta. On leur expliquerait tout là-bas (mensonge éhonté). À part

ça, pas un mot.

Dans l’avion, Hap était assis à

côté de Stu et il était passablement bourré. L’appareil de l’armée était plutôt

rudimentaire, mais on n’avait pas lésiné sur la bibine ni sur la bouffe. Service

de première classe. Naturellement, au lieu d’une mignonne hôtesse c’était un

sergent aussi aimable qu’une porte de prison qui était venu prendre les

commandes. Mais à part ça, tout était allé plutôt bien. Même Lila Bruett s’était

calmée, après deux verres bien tassés.

Hap était appuyé contre lui, l’inondant

d’un chaud brouillard de vapeurs de scotch.

– Drôle de bande qu’ils nous

ont donnée pour nous accompagner. Tous plus de cinquante ans, pas un seul avec

une alliance. Militaires de carrière, tous des sous-offs.

À peu près une demi-heure avant l’atterrissage,

Norm Bruett était tombé dans les pommes et Lila s’était mise à hurler. Deux

stewards, style porte de prison, avaient enveloppé Norm dans une couverture et

n’avaient pas traîné à lui faire reprendre ses esprits. Lila continuait à

hurler. Au bout d’un moment, elle avait renvoyé les deux cocktails et le

sandwich au poulet qu’elle avait avalés. Les deux stewards, toujours

impassibles, avaient tout nettoyé.

– Qu’est-ce qui se passe ?

hurlait Lila. Qu’est-ce qu’il a mon mari ? Est-ce qu’on va mourir ? Est-ce

que mes petiots vont mourir ?

Elle avait un « petiot » sous

chaque bras, la tête coincée contre sa généreuse poitrine, Luke et Bobby

avaient l’air d’avoir peur et d’être plutôt gênés par le chahut qu’elle faisait.

– Et pourquoi personne ne me

répond ? On n’est pas en Amérique ici ?

– Quelqu’un pourrait pas lui

fermer la gueule ? avait grommelé Chris Ortega à l’arrière de l’avion. Cette

foutue bonne femme est pire qu’un disque rayé dans un jukebox.

Un des militaires l’avait forcée

à engloutir un verre de lait et Lila l’avait fermée. Elle avait passé le reste

du voyage à regarder le paysage par le hublot en chantonnant. Stu se doutait

bien qu’on ne lui avait pas mis que du lait dans son verre.

Quand ils avaient atterri, quatre

énormes Cadillac les attendaient. Les gens d’Arnette étaient montés dans les

trois premières. Leur escorte dans la quatrième. Et Stu supposait que ces vieux

troufions qui ne portaient pas d’alliance – et qui n’avaient sans doute pas de

famille proche non plus – se trouvaient quelque part ici, dans cet hôpital.

Le voyant rouge s’alluma

au-dessus de sa porte. Lorsque le compresseur, ou la pompe allez savoir ce que

c’était, s’arrêta, un homme habillé d’une de ces combinaisons spatiales

blanches entra. Le docteur Denninger. Il était jeune. Il avait les cheveux

noirs, le teint mat, les traits fins, la bouche mielleuse.

– Patty Greer me dit que

vous lui donnez du fil à retordre, fit le haut-parleur de Denninger qui avançait

en clopinant vers Stu. Elle est très fâchée.

– Il n’y a pourtant pas de

quoi, répondit Stu, parfaitement décontracté.

Pas facile de paraître

décontracté, mais il ne voulait pas montrer à cet homme qu’il avait peur. Ce

Denninger avait l’air du genre à bousculer les infirmières, mais à lécher le

cul de ses supérieurs. Un type qu’on pouvait mener par le bout du nez s’il

avait l’impression que vous étiez le plus fort. Mais s’il flairait la peur chez

vous, il vous servirait sa tambouille : une petite sauce à la « Je

suis désolé, mais je ne peux rien vous dire », avec un total mépris pour

ces stupides civils qui voulaient en savoir plus qu’il n’était bon pour eux.

– Je voudrais savoir quelque

chose, dit Stu.

– Je suis désolé, mais…

– Si vous voulez que je ne

fasse pas d’histoires, répondez-moi.

– Plus tard…

– Je peux vous faire la vie

difficile.

– Nous savons cela, rétorqua

Denninger d’un air maussade. Je ne suis tout simplement pas autorisé à vous

dire quoi que ce soit, monsieur Redman. Je ne sais pas grand-chose moi-même.

– Je suppose que vous m’avez

fait une analyse de sang. Toutes ces aiguilles, ce n’est quand même pas pour

faire du tricot.

– C’est exact, répondit à

regret Denninger.

– Pourquoi ?

– Encore une fois, monsieur

Redman, je ne peux pas vous dire ce que je ne sais pas.

– Il avait repris son ton

maussade et Stu avait plutôt tendance à le croire. Ce n’était qu’un petit

technicien avec un titre ronflant, et le type n’appréciait pas particulièrement.

– On a mis la ville où j’habite

en quarantaine.

– Je ne suis pas au courant.

Mais Denninger détourna les yeux

et, cette fois, Stu vit qu’il mentait.

– Et pourquoi est-ce que je

n’en ai pas entendu parler ? fit-il en montrant la télévision boulonnée au

mur.

– Je vous demande pardon ?

– Quand on barre toutes les

routes et qu’on met des barbelés autour d’une ville, c’est une nouvelle, je

crois.

– Monsieur Redman, si vous

laissiez simplement Patty prendre votre tension…

– Non. Si vous voulez me

forcer, vous avez intérêt à m’envoyer deux malabars. Et plus encore si vous

voulez. Parce que je vais faire des petits trous dans vos jolis petits costumes.

Ils n’ont pas l’air si solides, vous savez ?

Il fit mine de tirailler la

combinaison de Denninger qui recula aussitôt, manquant de tomber à la renverse.

Un croassement terrifié sortit du haut-parleur de son interphone. On s’agitait

derrière le double vitrage.

– Je suppose que vous

pourriez foutre quelque chose dans ce que je mange pour m’envoyer en l’air, mais

vos analyses ne donneraient plus rien, pas vrai ?

– Monsieur Redman, vous n’êtes

pas raisonnable ! répondit Denninger qui gardait prudemment ses distances.

Votre manque de coopération risque de porter un préjudice considérable à la

nation. Vous me comprenez ?

– Pas du tout. Pour le

moment, j’ai plutôt l’impression que c’est mon pays qui me porte un préjudice

considérable. On m’enferme dans une chambre d’hôpital en Géorgie avec un petit

con de docteur de merde qui serait même pas capable de voir par où il chie. Foutez

le camp d’ici et envoyez-moi quelqu’un pour me parler, ou alors faites venir

vos gorilles. Mais je vais me défendre, vous pouvez en être sûr.

Denninger sorti, il resta assis

sur sa chaise, parfaitement immobile. L’infirmière ne revint pas. Deux

infirmiers ne vinrent pas lui prendre la tension de force. Et maintenant qu’il

y pensait, même une petite chose comme prendre la tension n’était peut-être pas

possible si le malade se débattait. Pour le moment ils le laissaient mijoter

dans son jus.

Il se leva pour allumer la

télévision qu’il regarda sans la voir. La peur tambourinait en lui, comme un

éléphant fou. Depuis deux jours, il attendait les éternuements, la toux, les

mucosités noires qu’il cracherait dans le tiroir de la table de chevet. Que devenaient

les autres, ces gens qu’il avait connus toute sa vie ? Étaient-ils en

aussi mauvais état que Campion l’autre jour ? Il pensa à la morte et à sa

petite dans la vieille Chevrolet. Mais c’était le visage de Lila Bruett qu’il

voyait, et celui de la petite Cheryl Hodges.

La télévision sifflait et

craquait. Stu sentait son cœur battre lentement dans sa poitrine. Il entendit le

petit bruit d’un purificateur d’air dans la pièce. La peur le rongeait, derrière

son apparence impassible. Parfois énorme, terrifiante, écrasante : l’éléphant.

Parfois petite, lancinante, mordillant avec ses dents pointues : le rat. Elle

ne le lâchait pas.

Il attendit quarante heures avant

qu’on envoie quelqu’un lui parler.

 

le fléau
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