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Dans la
pénombre qui enveloppe la terre juste après le coucher du soleil mais avant que
ne tombe vraiment l’obscurité, durant une de ces rares minutes que les
cinéastes appellent “l’heure magique”, Vic Palfrey sortit du délire verdâtre où
il avait sombré pour un bref instant de lucidité.
Je suis en train de mourir,
pensa-t-il, et les mots résonnèrent étrangement dans sa tête, comme s’il les
avait prononcés à haute voix.
Il regarda autour de lui et vit
un lit d’hôpital dont le haut était relevé pour empêcher ses poumons de se
noyer dans leurs mucosités. Il était solidement attaché avec des sangles et les
côtés du lit étaient remontés. J’ai dû prendre une bonne raclée, pensa-t-il
presque amusé. Jai dû me battre avec les flics. Et puis enfin : Où
est-ce que je suis ?
Il avait une bavette autour du cou,
couverte de mucosités sèches. Il avait mal à la tête. D’étranges idées lui
traversaient l’esprit. Il savait qu’il avait déliré… et qu’il allait bientôt
recommencer. Il était malade. Non, il ne commençait pas à aller mieux. Ce n’était
qu’un instant de répit.
Il posa le poignet contre son
front et le retira en faisant une grimace. Comme s’il avait touché un rond de
cuisinière électrique. Pour brûler, il brûlait. Et il était plein de tubes. Deux
petits tubes transparents lui sortaient du nez. Un autre serpentait sous le
drap, jusqu’à une bouteille posée par terre. Pas besoin d’être Einstein pour
savoir où était planté l’autre bout. Deux flacons étaient accrochés à côté du
lit. Deux tubes en sortaient et faisaient un Y qui se terminait dans son bras, juste
sous le coude. Goutte-à-goutte.
C’est déjà pas mal comme ça, pensa-t-il.
Mais il y avait aussi des fils électriques. Sur son crâne. Sa poitrine. Son
bras gauche. Un autre qui semblait collé sur son foutu nombril. Et par-dessus
le marché, il avait bien l’impression qu’on lui avait planté quelque chose dans
le cul. Qu’est-ce que ça pouvait bien être, bon Dieu ? Un radar à merde ?
– Hé !
Il avait voulu pousser un cri d’indignation.
Mais ce qui sortit ne fut que l’humble murmure d’un homme très malade. Un bruit
noyé dans ces mucosités qui semblaient vouloir l’étouffer.
Maman, est-ce que George a
rentré le cheval ?
Encore le délire. Une idée folle
qui filait à travers sa tête comme un météore. Il avait failli s’y laisser
prendre. Il n’allait pas longtemps garder sa tête. L’idée le remplit de terreur.
Il regarda ses bras squelettiques. Il avait bien perdu quinze kilos. Et il n’était
déjà pas bien gros. Ce… ce machin-là… allait le tuer. L’idée qu’il puisse
mourir en balbutiant des insanités comme un vieillard sénile le terrifia.
George est allé voir sa
fiancée. Tu rentres le cheval Vic, et tu lui donnes son avoine, comme un bon
garçon.
C’est pas mon travail.
Victor, sois gentil avec ta
maman.
Je suis gentil. Mais c’est pas…
Il faut être gentil avec ta
maman. Maman a la grippe.
Non, maman, c’est pas la
grippe. C’est la tuberculose, et elle va te tuer. En 1947. Et George va mourir
six jours après son arrivée en Corée, juste le temps d’envoyer une lettre, et
puis bang bang bang. George est…
Vic il faut que tu m’aides, rentre
le cheval, et plus de discussion.
– C’est moi qui ai la
grippe, pas elle, murmura-t-il en refaisant surface. C’est moi.
Il regardait la porte et trouva
qu’elle avait l’air bien bizarre, même pour un hôpital. Une porte arrondie aux
angles, entourée de rivets. Le bas arrivait bien à quinze centimètres du
carrelage. Même un menuisier minable comme Vic Palfrey aurait pu
(Donne-moi l’album, Vic, tu l’as
eu assez longtemps)
(Maman, il m’a pris mon album !
Rends-le-moi ! Rends-le !)
faire mieux que ça. C’était
(acier)
Quelque chose alluma une petite
lumière dans sa tête et Vic essaya de s’asseoir pour mieux voir la porte. Oui, c’était
ça. C’était bien ça. Une porte d’acier. Pourquoi se trouvait-il dans un hôpital,
derrière une porte d’acier ? Qu’était-il arrivé ? Est-ce qu’il était
vraiment en train de mourir ? Est-ce qu’il ferait mieux de faire ses
dernières prières ? Mon Dieu, qu’est-ce qui était arrivé ? Il
essayait désespérément de percer l’épais brouillard gris où il se noyait, mais
il n’entendait que des voix, lointaines, des voix qu’il ne reconnaissait pas.
Et moi, voilà ce que je vous
dis… ils n’ont qu’à dire merde… merde à l’inflation…
Hap ? tu ferais mieux de
couper tes pompes.
(Hap ? Bill
Hapscomb ? Qui c’est ? Je connais ce nom)
Nom de Dieu…
Plus morts que ça, j’ai jamais
vu…
Donne-moi la main, je vais te
tirer de là…
Donne-moi l’album, Vic tu l’as
eu…
C’est alors que le soleil s’enfonça
suffisamment sous l’horizon pour que se déclenche un circuit photoélectrique. La
lumière s’alluma dans la chambre de Vic. Et il vit une rangée de visages
sévères qui l’observaient derrière un double vitrage. Il hurla pensant d’abord
que ces gens étaient ceux qui parlaient tout à l’heure dans sa tête. Une des
silhouettes, un homme en blouse blanche de médecin, fit un geste à quelqu’un
que Vic ne pouvait voir, mais Vic avait déjà surmonté sa frayeur. Il était trop
faible pour avoir peur bien longtemps. Mais la terreur soudaine qui s’était
emparée de lui avec l’explosion silencieuse de la lumière et ces visages qui l’observaient
(comme un jury de fantômes dans leurs blouses blanches) avait chassé les nuages
qui l’empêchaient de penser. Il savait maintenant où il était. Atlanta. Atlanta,
en Géorgie. Ils étaient venus l’emmener – lui, Hap, Norm, la femme de Norm, les
enfants de Norm. Ils avaient pris aussi Hank Carmichael. Stu Redman. Et combien
d’autres ? Vic avait eu peur et il s’était mis en colère. Bien sûr qu’il
avait un rhume bien sûr qu’il éternuait. Mais il n’avait certainement pas le
choléra, ou ce machin qu’avaient attrapé le pauvre Campion et sa famille. Il
faisait un peu de fièvre aussi. Et il se souvenait que Norm Bruett avait
trébuché et qu’il avait fallu l’aider à monter dans l’avion. Sa femme avait
peur, elle pleurait. Et le petit Bobby Bruett pleurait lui aussi – et il
toussait. Une drôle de toux comme le croup. L’avion s’était posé sur le petit terrain
de Braintree, mais pour sortir d’Arnette, ils avaient dû franchir un barrage
sur la nationale 93. Des types étaient en train de dérouler des barbelés… des
barbelés en plein désert…
Un voyant rouge se mit à
clignoter au-dessus de la drôle de porte. Une sorte de sifflement, un ronronnement
de pompe, puis la porte s’ouvrit. L’homme qui entra portait une énorme
combinaison blanche, comme un astronaute. Derrière la visière de son casque, la
tête de l’homme ballottait comme un ballon dans une capsule. Il portait des
bouteilles d’air comprimé sur le dos et, lorsqu’il parla, sa voix métallique et
hachée n’avait pas grand-chose d’une voix humaine. Elle aurait pu sortir d’un
de ces jeux électroniques, comme celui qui disait “Essayez encore, astronaute”
quand vous manquiez votre coup.
– Comment vous sentez-vous, monsieur
Palfrey ? grésilla la voix.
Mais Vic ne put répondre. Vic
était reparti dans les vertes profondeurs. C’était sa maman qu’il voyait
derrière la visière de la combinaison blanche. Maman était habillée en blanc
quand papa les avait emmenés, lui et George, pour la voir une dernière fois au
sanatorium. Elle était partie au sanatorium pour que les autres dans la famille
n’attrapent pas ce qu’elle avait. La tuberculose, ça s’attrapait. On en mourait.
Il parlait à sa maman… lui disait
qu’il serait gentil et qu’il rentrerait le cheval… lui disait que George avait
pris son album… lui demandait si elle allait mieux… si elle allait bientôt
rentrer… et l’homme à la combinaison blanche lui fit une piqûre. Il plongea encore
plus profond dans son délire et ses paroles devinrent incohérentes. L’homme à
la combinaison blanche tourna la tête vers les visages alignés derrière le double
vitrage et hocha la tête.
D’un mouvement du menton, il
poussa l’interrupteur de l’interphone dans son casque :
– Si ça ne marche pas, il
sera parti avant minuit.
Pour Vic Palfrey, l’heure magique
était terminée.
– Retroussez
votre manche, monsieur Redman, dit la jolie infirmière aux cheveux noirs. J’en
ai pour une minute.
Elle tenait le brassard du
tensiomètre dans sa main gantée et lui souriait derrière son masque de
plastique, comme s’ils partageaient un secret fort amusant.
– Non, répondit Stu.
Le sourire s’estompa un peu.
– Je veux seulement prendre
votre tension. J’en ai pour une minute.
– Non.
– Ce sont les ordres du
docteur, dit-elle d’une voix nettement plus sèche. S’il vous plaît.
– Si ce sont les ordres du
docteur, je veux lui parler.
– Il est occupé en ce moment.
S’il vous plaît…
– Je vais l’attendre, répondit
Stu calmement sans faire le geste de déboutonner le poignet de sa chemise.
– Je fais mon travail vous
savez. Vous ne voulez pas m’attirer des ennuis ? fit-elle, cette fois avec
un sourire désarmant. Laissez-moi…
– Non. Allez leur dire. Ils
vont bien finir par envoyer quelqu’un.
Contrariée, l’infirmière s’avança
vers la porte et glissa une clé carrée dans la serrure. La pompe se mit à
ronronner et la porte s’ouvrit en sifflant. L’infirmière sortit. Avant que la
porte se referme derrière elle, elle lança un regard réprobateur à Stu qui la
dévisagea d’un air parfaitement innocent.
Quand la porte se referma, il se
leva et s’approcha de la fenêtre – double vitrage, des barreaux à l’extérieur –
mais il faisait complètement noir et on ne voyait rien. Il revint s’asseoir. Il
portait des jeans délavés, une chemise à carreaux et des bottes brunes dont les
coutures commençaient à fatiguer. Il passa la main sur son visage et fit la
grimace. Ils ne l’autorisaient pas à se raser, et sa barbe poussait vite.
Les examens ne le dérangeaient
pas. Ce qui le dérangeait, c’était qu’on le laisse dans le noir, avec sa peur. Il
n’était pas malade, au moins pas encore mais il avait affreusement peur. C’était
l’écran de fumée par ici, et il n’était plus d’accord pour jouer à ce petit jeu,
tant qu’on ne lui dirait pas ce qui s’était passé à Arnette, ce que Campion
avait à voir là-dedans. Au moins, il saurait alors pourquoi il avait peur.
Ils s’attendaient à ce qu’il pose
la question plus tôt. Stu l’avait vu dans leurs yeux. On vous cachait toujours
quelque chose dans ces hôpitaux. Quatre ans plus tôt, sa femme était morte d’un
cancer, à vingt-sept ans. L’utérus d’abord, et puis la maladie s’était propagée
partout, comme un feu de broussailles. Stu les avait vus éviter ses questions, changer
de sujet ou lui répondre avec de longues phrases bourrées de mots techniques. C’est
pour cette raison que cette fois-ci il ne leur avait pas posé de questions. Et
il voyait bien que son silence les avait dérangés. Maintenant, le moment était
venu de les interroger, et ils allaient lui répondre avec des mots tout simples.
Il pouvait remplir tout seul
certains blancs dans cette histoire. Campion, sa femme et la petite avaient
attrapé une sale maladie. Comme une grippe ou un rhume des foins, mais une
maladie qui ne faisait qu’empirer, sans doute jusqu’à ce que vous creviez dans
votre morve, ou que la fièvre vous fasse sauter le caisson. Et c’était très
contagieux.
Ils étaient venus le chercher
dans l’après-midi du 17, il y avait deux jours. Quatre types de l’armée et un
médecin. Polis, mais fermes. Pas question de refuser l’invitation-les quatre
militaires étaient armés. Et c’était alors que Stu Redman avait commencé à
avoir vraiment peur.
On les avait emmenés au terrain
de Braintree – une vraie caravane. Stu avait fait le trajet avec Vic Palfrey, Hap,
les Bruett, Hank Carmichael et sa femme, plus deux sous-officiers. Tous dans
une station-wagon de l’armée. Et les militaires n’avaient pas desserré les
dents, même pas quand Lila Bruett avait eu sa crise d’hystérie.
Les autres stations-wagons
étaient pleines à craquer elles aussi. Stu n’avait pas reconnu tout le monde, mais
il avait vu les cinq Hodges, et aussi Chris Ortega frère de Carlos, le chauffeur
de l’ambulance. Chris était barman à l’Indian Head. Il avait vu aussi Parker
Nason et sa femme, les deux vieux qui vivaient dans une caravane près de chez
lui. Stu avait compris qu’ils ramassaient tous ceux qui s’étaient trouvés dans
la station-service et tous ceux à qui ils avaient parlé depuis que Campion
avait démoli les pompes.
À la sortie de la ville, deux
camions kaki bloquaient la route. Stu avait deviné que les autres routes
devaient être barrées elles aussi. Des types déroulaient des barbelés et, quand
la ville serait bouclée, ils posteraient sans doute des sentinelles.
Alors, c’était grave. Extrêmement
grave.
Assis sur sa chaise, à côté du
lit qu’il n’avait pas eu à utiliser, il attendait patiemment que l’infirmière
revienne avec quelqu’un. Le premier serait probablement un sous-fifre. Et il
faudrait peut-être qu’il attende jusqu’au matin pour qu’ils finissent par lui
envoyer un responsable, quelqu’un qui puisse lui dire ce qu’il devait savoir. Mais
il pouvait attendre. La patience avait toujours été le fort de Stuart Redman.
Pour s’occuper, il se mit à
réfléchir à l’état de ceux qui avaient fait le trajet avec lui dans la
station-wagon. Norm était le seul visiblement malade. Il toussait, crachait
beaucoup, avait de la fièvre. Les autres semblaient avoir un rhume, plus ou
moins fort. Luke Bruett éternuait. Lila Bruett et Vic Palfrey toussaient un peu.
Hap avait le nez qui coulait et il se mouchait tout le temps. Pas tellement
différent du temps où il était à la maternelle quand au moins les deux tiers
des enfants semblaient avoir attrapé quelque chose.
Mais ce qui lui avait fait
vraiment peur – peut-être n’était-ce qu’une coïncidence – c’était qu’au moment
où ils arrivaient sur le terrain, le chauffeur de l’armée avait lâché trois
éternuements retentissants. Une coïncidence, sans doute. Dans cette région du
Texas, le mois de juin n’était pas une époque facile pour les gens qui souffraient
d’allergies. Ou peut-être le chauffeur venait-il d’attraper tout bêtement un
rhume, au lieu de cette merde. Stu voulait le croire. Parce que quelque chose
qui pouvait s’attraper si rapidement…
Les militaires étaient montés
dans l’avion avec eux. Muets comme des carpes, sauf pour leur dire où ils
allaient. À Atlanta. On leur expliquerait tout là-bas (mensonge éhonté). À part
ça, pas un mot.
Dans l’avion, Hap était assis à
côté de Stu et il était passablement bourré. L’appareil de l’armée était plutôt
rudimentaire, mais on n’avait pas lésiné sur la bibine ni sur la bouffe. Service
de première classe. Naturellement, au lieu d’une mignonne hôtesse c’était un
sergent aussi aimable qu’une porte de prison qui était venu prendre les
commandes. Mais à part ça, tout était allé plutôt bien. Même Lila Bruett s’était
calmée, après deux verres bien tassés.
Hap était appuyé contre lui, l’inondant
d’un chaud brouillard de vapeurs de scotch.
– Drôle de bande qu’ils nous
ont donnée pour nous accompagner. Tous plus de cinquante ans, pas un seul avec
une alliance. Militaires de carrière, tous des sous-offs.
À peu près une demi-heure avant l’atterrissage,
Norm Bruett était tombé dans les pommes et Lila s’était mise à hurler. Deux
stewards, style porte de prison, avaient enveloppé Norm dans une couverture et
n’avaient pas traîné à lui faire reprendre ses esprits. Lila continuait à
hurler. Au bout d’un moment, elle avait renvoyé les deux cocktails et le
sandwich au poulet qu’elle avait avalés. Les deux stewards, toujours
impassibles, avaient tout nettoyé.
– Qu’est-ce qui se passe ?
hurlait Lila. Qu’est-ce qu’il a mon mari ? Est-ce qu’on va mourir ? Est-ce
que mes petiots vont mourir ?
Elle avait un « petiot » sous
chaque bras, la tête coincée contre sa généreuse poitrine, Luke et Bobby
avaient l’air d’avoir peur et d’être plutôt gênés par le chahut qu’elle faisait.
– Et pourquoi personne ne me
répond ? On n’est pas en Amérique ici ?
– Quelqu’un pourrait pas lui
fermer la gueule ? avait grommelé Chris Ortega à l’arrière de l’avion. Cette
foutue bonne femme est pire qu’un disque rayé dans un jukebox.
Un des militaires l’avait forcée
à engloutir un verre de lait et Lila l’avait fermée. Elle avait passé le reste
du voyage à regarder le paysage par le hublot en chantonnant. Stu se doutait
bien qu’on ne lui avait pas mis que du lait dans son verre.
Quand ils avaient atterri, quatre
énormes Cadillac les attendaient. Les gens d’Arnette étaient montés dans les
trois premières. Leur escorte dans la quatrième. Et Stu supposait que ces vieux
troufions qui ne portaient pas d’alliance – et qui n’avaient sans doute pas de
famille proche non plus – se trouvaient quelque part ici, dans cet hôpital.
Le voyant rouge s’alluma
au-dessus de sa porte. Lorsque le compresseur, ou la pompe allez savoir ce que
c’était, s’arrêta, un homme habillé d’une de ces combinaisons spatiales
blanches entra. Le docteur Denninger. Il était jeune. Il avait les cheveux
noirs, le teint mat, les traits fins, la bouche mielleuse.
– Patty Greer me dit que
vous lui donnez du fil à retordre, fit le haut-parleur de Denninger qui avançait
en clopinant vers Stu. Elle est très fâchée.
– Il n’y a pourtant pas de
quoi, répondit Stu, parfaitement décontracté.
Pas facile de paraître
décontracté, mais il ne voulait pas montrer à cet homme qu’il avait peur. Ce
Denninger avait l’air du genre à bousculer les infirmières, mais à lécher le
cul de ses supérieurs. Un type qu’on pouvait mener par le bout du nez s’il
avait l’impression que vous étiez le plus fort. Mais s’il flairait la peur chez
vous, il vous servirait sa tambouille : une petite sauce à la « Je
suis désolé, mais je ne peux rien vous dire », avec un total mépris pour
ces stupides civils qui voulaient en savoir plus qu’il n’était bon pour eux.
– Je voudrais savoir quelque
chose, dit Stu.
– Je suis désolé, mais…
– Si vous voulez que je ne
fasse pas d’histoires, répondez-moi.
– Plus tard…
– Je peux vous faire la vie
difficile.
– Nous savons cela, rétorqua
Denninger d’un air maussade. Je ne suis tout simplement pas autorisé à vous
dire quoi que ce soit, monsieur Redman. Je ne sais pas grand-chose moi-même.
– Je suppose que vous m’avez
fait une analyse de sang. Toutes ces aiguilles, ce n’est quand même pas pour
faire du tricot.
– C’est exact, répondit à
regret Denninger.
– Pourquoi ?
– Encore une fois, monsieur
Redman, je ne peux pas vous dire ce que je ne sais pas.
– Il avait repris son ton
maussade et Stu avait plutôt tendance à le croire. Ce n’était qu’un petit
technicien avec un titre ronflant, et le type n’appréciait pas particulièrement.
– On a mis la ville où j’habite
en quarantaine.
– Je ne suis pas au courant.
Mais Denninger détourna les yeux
et, cette fois, Stu vit qu’il mentait.
– Et pourquoi est-ce que je
n’en ai pas entendu parler ? fit-il en montrant la télévision boulonnée au
mur.
– Je vous demande pardon ?
– Quand on barre toutes les
routes et qu’on met des barbelés autour d’une ville, c’est une nouvelle, je
crois.
– Monsieur Redman, si vous
laissiez simplement Patty prendre votre tension…
– Non. Si vous voulez me
forcer, vous avez intérêt à m’envoyer deux malabars. Et plus encore si vous
voulez. Parce que je vais faire des petits trous dans vos jolis petits costumes.
Ils n’ont pas l’air si solides, vous savez ?
Il fit mine de tirailler la
combinaison de Denninger qui recula aussitôt, manquant de tomber à la renverse.
Un croassement terrifié sortit du haut-parleur de son interphone. On s’agitait
derrière le double vitrage.
– Je suppose que vous
pourriez foutre quelque chose dans ce que je mange pour m’envoyer en l’air, mais
vos analyses ne donneraient plus rien, pas vrai ?
– Monsieur Redman, vous n’êtes
pas raisonnable ! répondit Denninger qui gardait prudemment ses distances.
Votre manque de coopération risque de porter un préjudice considérable à la
nation. Vous me comprenez ?
– Pas du tout. Pour le
moment, j’ai plutôt l’impression que c’est mon pays qui me porte un préjudice
considérable. On m’enferme dans une chambre d’hôpital en Géorgie avec un petit
con de docteur de merde qui serait même pas capable de voir par où il chie. Foutez
le camp d’ici et envoyez-moi quelqu’un pour me parler, ou alors faites venir
vos gorilles. Mais je vais me défendre, vous pouvez en être sûr.
Denninger sorti, il resta assis
sur sa chaise, parfaitement immobile. L’infirmière ne revint pas. Deux
infirmiers ne vinrent pas lui prendre la tension de force. Et maintenant qu’il
y pensait, même une petite chose comme prendre la tension n’était peut-être pas
possible si le malade se débattait. Pour le moment ils le laissaient mijoter
dans son jus.
Il se leva pour allumer la
télévision qu’il regarda sans la voir. La peur tambourinait en lui, comme un
éléphant fou. Depuis deux jours, il attendait les éternuements, la toux, les
mucosités noires qu’il cracherait dans le tiroir de la table de chevet. Que devenaient
les autres, ces gens qu’il avait connus toute sa vie ? Étaient-ils en
aussi mauvais état que Campion l’autre jour ? Il pensa à la morte et à sa
petite dans la vieille Chevrolet. Mais c’était le visage de Lila Bruett qu’il
voyait, et celui de la petite Cheryl Hodges.
La télévision sifflait et
craquait. Stu sentait son cœur battre lentement dans sa poitrine. Il entendit le
petit bruit d’un purificateur d’air dans la pièce. La peur le rongeait, derrière
son apparence impassible. Parfois énorme, terrifiante, écrasante : l’éléphant.
Parfois petite, lancinante, mordillant avec ses dents pointues : le rat. Elle
ne le lâchait pas.
Il attendit quarante heures avant
qu’on envoie quelqu’un lui parler.